• V II n'est pas possible de vivre avec plaisir sans vivre avec prudence, honnêteté et justice, < ni de vivre avec prudence, honnêteté et justice > sans vivre avec plaisir. Celui à qui manque ce à partir de quoi vivre avec prudence, honnêteté et justice, il n'est pas possible que celui-là vive avec plaisir.

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  • VIII Aucun plaisir n'est en soi un mal ; mais les choses qui produisent certains plaisirs apportent en bien plus grand nombre les importunités que les plaisirs.
     
    IX Si tout plaisir se condensait avec le temps, et s'il était présent dans tout l'organisme, ou dans les parties les plus importantes de notre nature, les plaisirs ne différeraient pas les uns des autres.
     
    X Si les choses qui produisent les plaisirs des gens dissolus dissipaient les craintes de l'esprit au sujet des phénomènes célestes, de la mort et des douleurs, et enseignaient en outre la limite des désirs, nous n'aurions rien à leur reprocher, à eux comblés de plaisir de toute part, et ne recevant de nulle part ni la douleur ni le chagrin, ce qui est précisément le mal.
     
    XVIII Le plaisir dans la chair ne peut s'accroître une fois supprimée la douleur du besoin, mais il est seulement varié. La limite du plaisir de la pensée naît du fait de se rendre compte de ces choses mêmes, et de celles du même genre, qui sont cause pour la pensée des craintes les plus grandes.
     
    XIX Le temps infini contient un plaisir égal à celui du temps limité, si de ce plaisir on mesure les limites par la raison.
     
    XX La chair pose les limites du plaisir comme illimitées, et illimité est le temps qui le lui procure. Mais la pensée, qui s'est rendu compte de la fin et de la limite de la chair, et qui a fait disparaître les craintes au sujet de l'éternité, procure la vie parfaite, et n'a en rien besoin, en plus, d'un temps infini ; mais ni elle ne fuit le plaisir, ni, quand les circonstances ont amené le moment de quitter la vie, elle ne meurt comme s'il lui manquait quelque chose de la vie la meilleure.

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  • I L'être bienheureux et incorruptible n'a pas lui-même de soucis et n'en cause pas à autrui ; de sorte qu'il n'est sujet ni à la colere ni à la bienveillance : car tout ce qui est tel est le propre d'un être faible.
     
    II La mort n'est rien par rapport à nous ; car ce qui est dissous ne sent pas, et ce qui ne sent pas n'est rien par rapport à nous.
     
    III La limite de la grandeur des plaisirs est l'élimination de toute douleur. Partout où se trouve le plaisir, pendant le temps qu'il est, il n'y a pas de place pour la douleur, ou le chagrin, ou les deux à la fois.
     
    IV La douleur ne dure pas d'une façon ininterrompue dans la chair, mais celle qui est extrême n'est là que le temps le plus court, et celle qui surpasse à peine le plaisir corporel ne dure pas de nombreux jours ; quant aux maladies de longue durée, elles s'accompagnent pour la chair de plus de plaisir que de douleur.

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  • « Etre Epicuriens aujourd'hui » : notez le pluriel. Un Epicurien, en effet, n'est jamais seul (même si ses amis sont loin de lui), car on ne peut être heureux seul. J'entends par « Epicurien », avec une majuscule, le disciple ou, comme dit Littré, le «sectateur» d'Epicure, par différence avec l'« épicurien », sans majuscule : le « voluptueux » (Littré), celui qui « ne pense qu'au plaisir » (Petit Larousse). Un certain F.-U. Wrangel a publié les Lettres intimes d'un épicurien du XVIIème siècle, le comte suédois Jean Owenstiern (éd. Chevrel, 1917). Or, ce personnage nous est décrit comme « ayant ruiné sa santé en débauches de toutes sortes », comme s'étant, en vieillissant, « enfoncé de plus en plus dans un dégoût profond de la vie », alors que le véritable Epicurien, en fait de nourriture, par exemple, « se contente de ce qui lui est strictement nécessaire et donne le surplus » (d'après un papyrus) et, loin de toute tristesse ou dégoût de vivre, sait tirer, par l'effet de sa sagesse, du simple fait de vivre, une joie constante, cela en dépit de la douleur et de la maladie (Epicure lui-même avait une mauvaise santé). S'il est très possible de vivre, aujourd'hui, selon les principes d'Epicure, cela tient d'abord au caractère de notre époque, dont on a souvent souligné la ressemblance avec celle d'Epicure. Après que la cité grecque eut perdu son rang d'Etat autonome, où l'individu se réalisait, s'épanouissait comme citoyen, il n'y eut plus que des hommes livrés à eux-mêmes, sans support moral et spirituel : l'homme ne fut plus encadré, soutenu comme il l'était dans la polis ; il devint « un numéro, comme l'homme moderne », dit Festugière. Epicure apporte le salut à des individus « déboussolés ». La clef de ce « salut » : reconstituer un authentique rapport à autrui. Car les individus ne peuvent se « sauver » - et être heureux - qu'ensemble : en brisant ensemble leur solitude. Ce qui brise la solitude ne peut être que l'amour, non cependant l'amour passionnel (que, forçant un peu la note, l'Epicurien Lucrèce abomine, non sans une nuance de misogynie qui lui est propre), mais cette forme d'amour qu'est l'amitié (philia). Or, l'amitié elle-même suppose la sagesse. Des « insensés », qui ne songent qu'à avoir plus de plaisirs, de richesses, de pouvoir ou d'honneurs, ne peuvent être de vrais amis. Regardant toujours ailleurs, ils ne sont pas capables d'une vraie attention à autrui. « Le sage ne peut être compris que par le sage », dit Sénèque, parlant en Epicurien. Or, la sagesse elle-même suppose que l'on ne reste pas dans l'ignorance de la signification de l'homme ; elle suppose donc la « droite philosophie » {prthè philosophia), celle, précisément, qu'enseigne Epicure, et qui se résume en quatre choses qu'il faut savoir : que les dieux ne se soucient pas de nous et ne sont pas à craindre ; qu'il n'y a rien à craindre dans la mort puisque, mort, l'on n'existe plus ; que les désirs vraiment naturels (la faim, la soif, le désir de protection du corps) sont aisés à satisfaire, ou que leur non-satisfaction (celle du désir sexuel s'il n'y a pas de partenaire consentant) n'est pas douloureuse (l'on peut, du reste, exténuer ce désir par le travail manuel ou le sport) ; que les douleurs présentes peuvent être contre-pesées par les souvenirs heureux. Tel est le « quadruple remède » {tetrapharma-cos) aux maux de la vie. Mais il ne suffit pas de savoir cela comme on sait une leçon apprise. Il faut en saisir la raison et le fondement à partir de la connaissance de la Vérité. Rien ne peut donc dispenser l'Epicurien de l'étude de la « science de la nature » (physiologia) : elle lui enseigne que, dans l'immensité infinie du vide, par la danse éternelle des atomes livrés aux lois du hasard, se produisent toutes choses, de sorte qu'à l'origine de toute vie humaine, il n'y a rien d'autre qu'un coup de dés. Le grand adversaire de la sagesse est la société, qui fait miroiter aux yeux des individus toute la variété possible des plaisirs (avec les délectations de la cuisine, les variantes de l'érotisme, les innovations de la mode et de l'art de plaire), et les satisfactions que donnent le pouvoir, la notoriété, les honneurs, les richesses. Il faut donc s'abstraire de la société, des tentations de la réussite sociale et de la politique. « Vis caché », conseille Epicure. Epicuriens d'aujourd'hui, nous n'allons pas nous établir dans une grande cité, mais plutôt dans un coin peu fréquenté, quelque part en Corrèze, par exemple. Un vieux château à restaurer, avec des prés et des bois, conviendrait comme demeure principale. Toutefois, les Epicuriens ne sont pas assujettis à vivre en un même lieu. Epicure avait, à Samos, à Téos, à Colophon, à Lampsaque, des amis avec qui, d'Athènes, il correspondait fréquemment. Nous communiquerions par e-mails. Cependant, il y aurait les repas rituels, une fois par mois, où, autant que possible, tous les amis se retrouveraient. A la différence de l'Académie de Platon, qui ne comprenait que des hommes (si une jeune fille se glissa dans la troupe, ce fut à la faveur d'un déguisement), les femmes étaient admises dans le Jardin d'Epicure. Ce seraient soit nos épouses, soit nos amies. Tout « libertinage » (aselgeia) serait exclu. Dans les repas, une sorte de gaîté sérieuse régnerait. Pourraient d'ailleurs être accueillis - Epicure nous y autorise - les gens d'alentour qui, sans être Epicuriens, auraient de la bienveillance envers notre communauté. Lors desdits banquets seraient évoquées, comme dans le Banquet de Platon, de grandes et capitales questions. Nous admirerions d'abord qu'il soit, en somme, plus facile de vivre en sages épicuriens, aujourd'hui, que du temps d'Epicure. Il n'y a plus de dieux à craindre, et pour cause. Nous serions athées, comme Plutarque disait qu'Epicure l'était - les dieux inoffensifs, qu'il rejetait dans les « inter-mondes », ne lui servant qu'à ne pas se dire « athée » : prudence... Quant à la mort - ce qu'il y a « après » -, plus personne ne croit aux châtiments d'outre-tombe qui pouvaient effrayer encore Grecs et Romains. La limitation des désirs résulterait de l'économie même de la communauté. Rejetant tout superflu, nous saurions nous contenter de peu. Certains d'entre nous, à l'exemple de Néoclès - le père d'Epicure -, élèveraient du bétail, feraient pousser des légumes ; d'autres gagneraient quelque argent en donnant des conférences, écrivant des articles ; quelques-uns auraient le RMI. Epicure savait, avec du pain d'orge, de l'eau et quelques olives, avoir tout le contentement possible. Nous aurions du pain de campagne et les truites des ruisseaux corréziens. Un problème pourrait naître, accordons-le, par l'effet des ruses et des caprices du « dieu » Amour. Il y aurait le charme des amies et ses effets. L'amour que l'on ne souhaitait pas naîtrait parfois, risquant de provoquer jalousie et discorde. Certes, l'amie ne se refuserait pas, sans doute, à donner du plaisir, même sans désir, simplement par amitié et bonté, Epicure et Métrodore l'ayant permis. Encore faudrait-il que ce geste soit compris dans ce qu'il aurait de généreux et de noble. Qu'un vrai sectateur d'Epicure soit capable de cette compréhension, on n'en peut douter. Reste, du « quadruple remède », le dernier élément. Ici encore apparaîtrait l'avantage de vivre aujourd'hui, où l'on connaît la morphine, et où l'euthanasie entre peu à peu dans les mœurs. Un important sujet de conversation, autour de la table du banquet, serait celui-ci : qu'en est-il, aujourd'hui, de la « physiologie » épicurienne ? Or, ici, nous admirerions combien la « science de la nature » d'Epicure est en grande affinité avec la physique et l'astrophysique modernes. Il est vrai que, depuis Galilée, les savants ont pris l'habitude de soumettre les phénomènes à un traitement mathématique. C'est qu'ils se sont faits les serviteurs du projet cartésien de nous rendre « maîtres et possesseurs de la nature ». Cet aspect de la science serait laissé de côté. Nous retiendrions seulement l'image qu'elle nous donne de l'univers, où nous ne verrions rien qui apporte un démenti à la vision d'Epicure. Dans le vide infini où, depuis un temps infini, se meuvent des atomes en nombre infini, des mondes innombrables naissent et meurent. Dira-t-on que l'univers du big bang n'a que quinze milliards d'années et que, soumis à la géométrie finitiste de Riemann, il ne s'étend pas à l'infini dans un espace euclidien ? Mais un tel univers ne correspond qu'à un monde (cosmos) d'Epicure et, tout comme il y a une infinité de tels mondes, il peut y avoir une infinité d'« univers du big bang » dans un hyperespace - ce que, du reste, certains astrophysiciens admettent. Alors, lors du repas rituel, les amis d'Epicure, tout en devisant autour de la table - et évoquant, peut-être, tel ou tel passage du Péri Phuseôs (« Sur la nature ») que l'école de Naples a restitués d'après les papyrus trouvés dans les ruines d'Herculanum -, vivent dans la pensée de l'infini. La pensée de l'infini, et du peu de chose qu'est une vie d'homme dans le temps immense de la nature, délivre l'âme des misérables passions humaines. En revanche, elle donne le sentiment vif de cette chance qu'est la vie. Dès lors, qu'est le bonheur épicurien, que le bonheur même de vivre ? Les amis, dans l'émotion de l'échange, se sentent, si riche, si complète est la minute présente, comme dépourvus d'avenir. Et c'est cela qu'Epicure appelle vivre « comme des dieux », lorsque le présent semble non plus être pris entre un passé et un avenir, mais être comme hors du temps. Les Epicuriens, des « jouisseurs » ? Non. Des « ascètes » ? Non plus ; mais des humains vivant la même vie dans le même esprit, et complices de leur mutuel bonheur. Ensemble, ils aiment méditer cette sentence du Maître : « Nous sommes nés une fois, il n'est pas possible de naître deux fois, et il faut n'être plus pour l'éternité : toi, pourtant, qui n'es pas de demain, tu ajournes la joie ; la vie périt par le délai, et chacun de nous meurt affairé. » La sagesse est décision ; elle est refus d'« ajourner la joie ». Mais il faut ajouter : décision non d'un seulement, ou de plusieurs séparément, mais à la fois de tous et de chacun - grâce à quoi la communauté a une âme, c'est-à-dire un unique rayonnement. Parce que cette phïlia, dont Péguy a pu dire qu'elle est « plus rare que l'amour », retient les adeptes par un charme invincible, on n'a pas d'exemple qu'un disciple d'Epicure lui soit devenu infidèle, et on n'en aura pas d'exemple, aujourd'hui non plus.

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